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L'objet, son signe et le néant

Dernière mise à jour : 14 août 2024

NDLR. : Ce texte a été publié dans la revue Cité éducative, Vol. 10, no 2,
janvier 1995. René Bouchard

On a déjà dit de l'éducation qu'elle favorisait le

développement harmonieux de toutes les potentialités de l'être humain,

qu'elle augmentait l'autonomie de la personne, son sens des responsabilités

et de la prise de décision, qu'elle permettait une transformation

dynamique, positive et continue.


On a dit aussi que l'éducation, contrairement à l'instruction, ne consistait pas à acquérir des connaissances décousues ni à maîtriser une série de recettes pratiques, d'exercices et de devoirs gradués, bref, qu'elle ne ressemblait pas à l'entraînement des militaires.


On l'a dit et redit - on retrouve d'ailleurs le même propos dans Le dictionnaire actuel de l'éducation -, mais lorsqu'on s'interroge sur ces concepts, force est d'admettre que le discours s'éloigne de la réalité.


L'école de demain, jusqu'à l'aube du XXIe siècle, évoluera dans un contexte fort distinct de celui de la décennie précédente. D'une part, bon nombre d'élèves du secondaire se contenteraient de maîtriser les matières de base : le français, l'anglais et les mathématiques. D'autre part, le ministère de l'Éducation a indiqué qu'il limitait sa mission à éduquer quatre jeunes sur cinq. « Ainsi, 20 % d'une génération est rejetée de la cible », lisait-on dans Le Devoir du 31 décembre 1993. Dans un autre article, les jeunes admettent que « lorsque la matière ne compte pas pour des notes, pas besoin de forcer ». Exit les contenus non sanctionnés, vive l'utilitaire!


Par ailleurs, les jeunes sont conscients du fait que la guerre de l'emploi est loin d'être gagnée : « Les patrons cherchent la crème, on te demande toujours d'être le meilleur, l'excellence est devenue une pression très forte. Ça te pèse dans le dos d'une façon incroyable », rapportait Le Devoir du 9 janvier 1994. La recherche d'emploi se fera dans un contexte de haute compétition, et seuls les plus audacieux ou les plus chanceux seront en mesure de gagner convenablement leur croûte.


Les autres survivront, mais pas comme l'auraient souhaité leurs parents. La pige et la précarité d'emploi s'imposeront comme les seules voies de survie. Il en est déjà ainsi pour bon nombre de diplômé-e-s. Finalement, les exclus, ceux qui n'auront pas eu droit à la réussite de leurs études secondaires - de 30 à 40 % des jeunes - vivront de l'aide sociale ad vitam æternam. Les autres rêveront d'un emploi payant sans trop se casser la tête. Bizarrement, l'État leur donnera raison.


« Dans un ordre social aussi rigide, l'éducation ne peut être que de deux types : elle est essentiellement pratique et professionnelle, elle se borne à conduire à un métier. L'éducation intellectuelle élémentaire se limite à la lecture, à l'écriture, au simple calcul et à la géométrie pratique. Cette éducation est, si on peut dire, totalitaire. Elle est en même temps étroitement dépendante de l'organisation économique, sociale et politique.
Quant aux méthodes, elles correspondent exactement à l'esprit du temps et aux fins sociales : la mémoire et l'imitation sont les facultés les plus habituellement exercées. Adapter et conformer chacun au monde où il aura à vivre, sans qu'il ne se pose d'inutiles problèmes ou qu'il en pose aux autres, est la seule finalité que l'éducation saura observer *1. »

Si cette citation semble se fondre aux goûts du jour, elle décrit ce qu'était l'éducation dans l'Antiquité égyptienne, il y a près de 5 000 ans. Hormis le passage de l'imparfait au présent de l'indicatif et l'élimination des mots référant directement au contexte historique, ce texte décrit un système qui réjouirait les nostalgiques de l'éducation « à poigne » : il ne manque que la bastonnade et le châtiment corporel pour les satisfaire pleinement.


Pourtant, lorsqu'on porte une attention particulière aux mots utilisés par l'auteur - pratique, métier, utilitaire, mémoire, imitation, conformer -, force est de reconnaître les similitudes avec ce qui se dessine à l'horizon.


UN AVENIR MARQUÉ DE RÊVES BRISÉS


Ils ne sont pas si bêtes que cela, les jeunes. Ils savent bien que leur intérêt pour les disciplines intellectuelles n'ouvre plus automatiquement les portes d'une carrière lucrative. Ils ont vu leur soeur aînée s'endetter jusqu'au cou pour réaliser des études en philosophie ou en histoire de l'art pour finalement se contenter d'un chèque d'aide sociale. La société actuelle, en plus de rejeter les choses de l'esprit qui ne sont pas directement liées à une pratique professionnelle, rejette aussi ceux et celles qui s'y intéressent. Rien de plus simple : augmentation des prêts et des droits de scolarité, diminution des bourses et des subventions à la création.


En ce qui concerne la formation professionnelle, les droits de scolarité augmentent désespérément. À titre d'exemple, il en coûte 12 000 $ par année, à l'institut Icari, pour apprendre le métier d'infographiste. Point besoin d'argumenter des heures pour se rendre compte que ça presse : on veut le diplôme - et vite - pour rembourser ses dettes.


Pour conclure ce tour d'horizon quelque peu grinçant, signalons simplement que les universités et les établissements scolaires en général ne semblent pas saisir l'importance du phénomène social qui se cristallise peu à peu : il sortira de leurs moules bien plus de diplômé-e-s que le marché du travail ne pourra en absorber.


De plus, et cela semble encore plus dramatique, ces nouveaux diplômé-e-s ne sont pas préparés à subir les aléas de la vie qui les attend.


Autonomie, créativité, multidisciplinarité, débrouillardise, leadership, aptitudes à la communication, autodidactie, telles seront les qualités essentielles pour survivre dans la jungle du marché du travail. L'école contribue-t-elle vraiment à développer ces aptitudes?


L'EMPIRE DU DÉCLIN


Ce que peu de gens ont le courage d'admettre, c'est qu'elle est résolument terminée, l'époque du boulot à vie, pour tous et dans la même fonction. La reprise économique tant rêvée n'est qu'un leurre - en réalité, nous sommes en crise économique depuis le premier choc pétrolier des années soixante-dix - et quand elle se produit, elle ne réduit nullement le chômage structurel. Kim Campbell a été éjectée du décor politique parce qu'elle a osé parler de la chose. Notre moteur à deux temps, production-consommation, souffre de nombreux ratés et, même dans les périodes où il tourne rondement, il ne parvient plus à répartir la richesse collective. Pour de larges couches de la population et pour des peuples entiers, la course effrénée à la concurrence est perdue d'avance : la technologie étant exportable, il en coûtera toujours moins cher pour produire plus, ailleurs.


Exagération? C'est ce que nous rebattent du matin jusqu'au soir l'ensemble des médias de masse. Cette morosité est inquiétante, car une armée de jeunes diplômé-e-s s'ennuient et s'interrogent sur leur existence. En admettant que Dieu soit mort et que sa conception du monde se soit envolée avec lui, il n'en demeure pas moins que ce qui caractérise l'homme, c'est d'abord et avant tout qu'il est d'un être social. Comment se fait-il que nos contemporains, en l'absence d'explications divines, ne comblent pas le vide par l'empathie pour l'autre ou par une meilleure compréhension de nos origines communes? Nous sentons-nous concernés par la misère des autres ou rêvons-nous encore à l'impossible opulence des quelques décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale? Que pensons-nous, qui sommes-nous?


ANECDOTES ET PISTES


Il est évidemment très difficile de répondre à ces questions, mais les anecdotes suivantes sont peut-être significatives. Dans les corridors de l'Université, il est fréquent de rencontrer des livreurs trimbalant un chargement de boîtes, qui tentent tant bien que mal d'ouvrir les portes d'une seule main sans laisser choir leur cargaison. Pourtant, et c'est cela qui étonne, il se trouve toujours des étudiant-e-s qui entrent et sortent, mais à peu près personne ne daigne donner un petit coup de main au manutentionnaire. Pire, ils ne le voient pas ou font mine d'ignorer sa présence!


Ce comportement bizarre se reflète aussi dans les classes. Ainsi, l'an dernier, un professeur disposait des services d'un assistant dans un cours de production vidéo. Afin de permettre un visionnement agréable à tous, l'assistant estimait devoir disposer du meilleur projecteur sur le campus. Les techniciens du comptoir audiovisuel acceptèrent de prêter l'équipement, mais à la condition expresse que l'assistant en assume la responsabilité. Il lui fallait donc installer le matériel toutes les semaines. C'est une besogne plutôt simple, mais qui nécessite le déplacement des pupitres et le branchement de certains fils. Une personne met environ 15 minutes pour réaliser l'opération; avec de l'aide, cela s'effectue en un rien de temps.


Conscient du fait que ces professionnels en devenir auraient tôt ou tard l'obligation de brancher de tels systèmes, l'assistant croyait que plusieurs se seraient rués pour offrir leur aide. Niet! Ils observaient, impassibles, complètement engourdis. À l'occasion, peut-être pour les secouer un peu, l'assistant leur lançait des blagues en expliquant l'importance de bien maîtriser cette technologie, qu'elle était l'aboutissement logique d'un long processus créatif, et que pas un professionnel averti n'accepterait de projeter son oeuvre sans s'être assuré de la bonne qualité du visionnement. Ce ne fut pas un énorme succès, car personne ne s'est donné la peine de comprendre le fonctionnement des appareils. Un bon matin, l'assistant a subi un retard : le cours n'a pu commencer avant son arrivée.


DE LA FÉRULE À L'INDIGESTION DE BONBONS


Ces deux exemples anodins témoignent du malaise qui frappe cette génération : s'agit-il de paresse chronique, de grande distraction, d'insensibilité ou alors de la simple conviction qu'on n'a pas à se mêler du travail et des problèmes des autres? Ne serait- ce pas finalement le prix à payer pour la sur-utilisation du béhaviorisme, dans tout le processus éducatif, qu'il soit familial, scolaire ou social?


Cette génération est en effet programmée depuis l'enfance à faire une chose pour en obtenir une autre; l'acte posé, ici et maintenant, n'a d'importance que s'il profite dans l'instant qui suit. Cette tendance n'est pas nouvelle; elle est simplement devenue systématique en éducation. Sans stimulus performant, nul objet - intellectuel ou matériel - ne semble exister dans le présent.


La piste à explorer pourrait s'énoncer comme suit : c'est l'effet combiné des méthodes de Skinner, le pape du conditionnement opérant, et de nos racines judéo-chrétiennes qui nous entraîne dans cette sensation d'« absence ». Dans L'agora2, M. Gaëtan Daoust, professeur à l'Université de Montréal, explique que, selon la Bible, il y eut un commencement - Dieu créa la Terre - et que l'humanité se dirige vers une fin - l'apocalypse. Que l'on croie ou non aux récits bibliques, un fait demeure : contrairement aux Orientaux, qui perçoivent le temps comme un cycle permanent, nous, Occidentaux, sommes convaincus que le temps s'écoule de façon linéaire : nous allons vers..., l'avenir passera par une restructuration de..., le progrès technologique permettra de..., l'objectif de l'entreprise consiste à... Bref, nous voulons tous sauver la planète avant qu'il ne soit trop tard.


Cette vision du temps qui s'écoule comme dans un sablier fait en sorte que l'espérance d'améliorer notre qualité de vie s'impose comme notre motivation fondamentale, notre raison d'être. Nous vivons par procuration, et sans espoir ou certitude d'atteindre nos objectifs, nous sombrons dans l'insécurité du présent.


LE MEILLEUR DES MONDES


Skinner aura eu le mérite d'accélérer ce processus. Pour l'étudiant-e de l'avant- béhaviorisme, il était judicieux d'investir une partie de sa vie dans une démarche éducative, il avait l'impression d'apprendre quelque chose de nouveau, qui était important pour lui-même et pour la société. Il savait qu'en retour il profiterait d'une situation privilégiée par l'obtention d'un diplôme. Cette quête du savoir à long terme pouvait s'échelonner sur de nombreuses années.


L'effet conditionnant des récompenses était réparti entre les examens et le franchissement des diverses étapes du cursus scolaire. Entre ces moments-clé, l'étudiant-e pouvait reprendre contact avec la réalité, aider un vieille dame à monter dans l'autobus ou prêter main-forte au projectionniste pour installer son truc.


Le temps, même s'il s'écoulait comme dans un sablier, était mesurable, et l'objet devant leurs yeux ou dans leur esprit était palpable : il existait. Aujourd'hui, les mutilés du conditionnement sont constamment soumis au bombardement de stimuli de plus en plus raffinés, qui voilent la nature de l'objet et le pervertissent à un point tel qu'il s'éclipse pour laisser place au vide. L'inanité étant insupportable pour l'Occidental, ce n'est plus l'objet qui importe, c'est le stimulus qui en fait la promotion.


DU SAVOIR ÉPISTÉMOLOGIQUE À LA COMPLAISANCE PSYCHOLOGIQUE


Les concepteurs de publicité l'ont compris bien avant nous, si bien qu'une foule d'automobilistes achètent des bagnoles luxueuses davantage pour le prestige symbolique qu'elles comportent que pour leurs véritables attributs technologiques. Malgré l'artifice, la voiture existe bel et bien dans l'espace et dans le temps; dans ce cas, le béhaviorisme se manifeste à l'état brut ou, si l'on veut, au premier degré.



Que se passe-t-il, toutefois, lorsque l'objet - intellectuel ou philosophique - est immatériel et invisible, et qu'il n'existe pas d'autre motivation que de l'apprécier pour lui- même? L'étudiant-e calcule savamment le degré d'effort à soutenir pour répondre adéquatement au stimulus X, émis par l'enseignant Y, ce qui lui assurera une place de choix sur le podium de la cote Z.


Il ne plongera pas dans cet inconnu, il préférera surfer sur la vague du sens commun.


Puisque sa préoccupation majeure consiste justement à demeurer à la surface pour se soustraire à la pression des profondeurs, il ne pourra s'enrichir du savoir convoité. Pour reprendre l'idée de Reboul, « apprendre, n'est-ce pas toujours surmonter? » Et pour surmonter, ne doit-on pas affronter, s'enfoncer puis reprendre le dessus?


L'OBJET, SON SIGNE ET LE NÉANT


Il y a plus de 400 ans, Bacon s'intéressait déjà à ce phénomène. Il déplorait l'utilisation abusive des mots au détriment de l'observation des choses, ce qui a pour conséquence que « nous prenons le signe de la chose pour celle-ci ». Ce qui diffère aujourd'hui, c'est qu'en confondant le mot ou le signe avec la réalité qu'il désigne, cette réalité s'estompe.



C'est sans doute pour cette raison que les étudiants posent davantage de questions sur l'évaluation que sur le contenu des cours. Les portions de connaissances ou unités de savoir revêtent peu d'importance pour eux, ni dans l'espace ni dans le temps.




Ce qui importe, c'est la note. Du contenu, il ne restera qu'une représentation fantomatique. Privé de contact avec la réalité - concrète ou abstraite -, le temps, parce qu'il s'écoule, s'accélère et se multiplie à l'infini.


Ces jeunes vieillissent vite et, tel un magnétoscope où l'image défile en accéléré, l'iconographie virtuelle s'embrouille; il ne subsiste que le logo simplifié de l'objet. Les étudiant-e-s discourent sur le décrochage scolaire sans rencontrer de décrocheurs, les apprentis sociologues critiquent la société en évitant de mettre le pied dans la rue. La réflexion universitaire, c'est en somme le « discours sur », un discours verbal sur des objets méconnus et opaques. Inutile de creuser pour en saisir la substance, seules la forme et la puissance du discours seront évaluées par le maître. Pourquoi chercher à être lorsqu'il est plus avantageux de paraître? Parce qu'il lui est plus simple de s'incarner en signe, l'étudiant devient insensible à l'objet.


De discours « sur » l'objet, on entre dans la phase du discours « sans » l'objet. Si la dernière vague a été marquée par le vide idéologique et le narcissisme - une réaction logique face à la désillusion collective - la phase actuelle se caractérise par l'indifférence.


En effet, l'indifférence constitue probablement l'une des pires tares de notre société. Difficilement palpable, cet état d'absence ou de neutralité ne peut s'évaluer ni être jugé comme un comportement répréhensible. Ses différentes formes sont l'apathie, le dédain, la froideur et l'insensibilité. Peut-on condamner une non-action, une non-pensée, le vide?


LE RETOUR SOUHAITÉ DU PENDULE


On constate simultanément que l'indignation généralisée qui pourrit l'humeur du temps amène des groupes de pression à se constituer et à contester l'ordre établi. De plus en plus de jeunes s'identifient aux valeurs et aux aspirations collectives des années soixante-dix, les démunis se regroupent pour se donner des services communs, et les artistes sortent enfin de leur silence. Comment canaliser cette énergie positive et, surtout, par quel médian ou postulat intellectuel pourrions-nous édifier une nouvelle conception de l'être humain sans sombrer dans la mystification divinatoire, l'idéologie des nouvelles tendances économiques ou succomber à l'attrait séduisant des gadgets « nouvel âge inc. »?


Il n'existe pas de réponse simple. Comme point de départ d'une réflexion critique, peut- être serait-il utile que chaque étudiant-e réponde honnêtement aux questions suivantes : personnellement, est-ce que j'étudie pour apprendre ou pour obtenir un diplôme, est- ce que je me préoccupe davantage du contenu des cours que de l'évaluation et, finalement, par ma démarche universitaire, est-ce que j'apprends vraiment à être ?


1 GAL, Roger. Histoire de l'éducation. Coll. Que sais-je?, Paris, Presses universitaires de France, 1963, 135 p. 2 DAOUST, Gaëtan. Entre la mort de Dieu et le triomphe de la science : un homme en quête d'identité. L'agora, Vol. 1, no 3, p. 24.
 
 
 

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